Saisir les mots
"J'ai toujours considéré les mots comme des êtres vivants. C'étaient à mes yeux
d'enfant de minuscules et foisonnantes créatures qui sortaient de partout : du
poste de radio, du journal, des livres, des lettres, de la bouche de ma mère, de celle
de l'instituteur, du curé, de mes camarades, enfin de la mienne. Leur disponibilité,
leur docilité me procuraient une confiance, parfois un aplomb qui n'étaient pas
dans ma nature. Je les ai utilisés pour confectionner de gros mensonges. C'était
très rigolo d'assembler des mots qui disaient des choses qui n'existaient pas, mais
qui, pour les autres se mettaient à exister. Et elles existaient si bien que ce n'était
plus pour moi un mensonge mais la vérité. De sorte que, lorsque mon bobard était
découvert, les premiers mots qui jaillissaient de ma bouche constituaient une réelle
protestation de bonne foi. Ensuite, les mots d'aveu et de repentir rencontraient
bien des obstacles pour être distinctement prononcés.
J'ai découvert très tôt que, sur la langue ou sous la plume, les mots n'arrivent
pas à la même vitesse. Certains bondissent comme des lutins, des diables, d'autres
se traînent comme des clampins. Il y en a qui sont toujours volontaires pour sortir
de la bouche, du stylo ou du dictionnaire, il en est d'autres qui se cachent à
l'arrière du palais, dans la réserve d'encre ou entre deux substantifs courants ou
familiers du dico.
Bernard PIVOT
"Les mots de ma vie" extrait
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