Le secret de Léo




               Il n'avait jamais dit à personne ce qu'il avait vu ce soir-là devant le moulin ! Cela faisait maintenant 10 ans qu'il gardait ce secret au fond de sa mémoire ... parce qu'il l'avait promis, et qu'une promesse ça se tient !

                Pourtant, aujourd'hui, assis sur le banc de châtaignier accolé au mur blanc de sa maison, le menton appuyé sur son bâton noueux compagnon de tant de promenades en forêt, Léo se souvient ... Il se souvient en apercevant les enfants jouer derrière les platanes tandis que le soleil décline à l'horizon ... il se souvient en suivant du regard le facteur en fin de tournée ... le nouveau médecin filer précipitamment au volant de son 4 x 4... la fleuriste redresser un glaïeul, ôter une rose fanée, arroser des massifs assoiffés !

      
         A cette époque, lorsque le temps le permettait, il pouvait encore effectuer le trajet qui le conduisait jusqu'à sa vigne ... un peu plus haut, là où les collines abritent le cri des grillons 
et le chant des cigales, n'ouvrant leurs sentiers dorés qu'au passage de la faune sauvage où aux adeptes de l'école buissonnière ...




               Oh, bien sûr, elle n'avait plus de vigne que le nom, car il y avait belle lurette qu'il ne pouvait plus l'entretenir ... A quatre vingts ans passés, même si la vue était encore perçante et l’ouïe suffisante, des douleurs multiples le tracassaient et l'avaient obligé à abandonner l'exploitation de son vignoble ! Alors, les broussailles avaient envahi le terrain en dissimulant les ceps noircis mais, peu importe, il aimait se retrouver sans son champ, regarder l'eau rebondir sur les rochers, contourner le vieux moulin et disparaître après le virage ..

              Le moulin, lui aussi, s'était tu depuis fort longtemps mais il continuait à braver les intempéries, servait d'abri aux promeneurs et de repaire aux rongeurs. Léo le considérait comme étant un peu le sien : il occupait un angle de son champ et lui servait d'interlocuteur lorsqu'il arrivait dans son domaine ! Il aimait s'asseoir sur un rocher plat posé contre la façade blanche, le dos appuyé au mur chaud et granuleux. De sa besace, il sortait sa vieille pipe, son paquet de gris et fumait lentement en regardant tomber le jour ... Il oubliait ses rhumatismes, son corps était en harmonie avec la nature, son esprit voguait bien au-dessus des contingences humaines, dans une sereine douceur ... Lorsque l'horizon avait perdu ses couleurs flamboyantes et que la paix crépusculaire s'installait, il se levait, reprenait son sac de toile grise et refaisait le trajet en sens inverse, apaisé !

             Or, un soir d'octobre, alors qu'il remontait la rivière, il fut surpris d'entendre des gémissements semblant tout proches ... Sur le moment, il pensa qu'un animal blessé s'était réfugié dans les fourrés : la chasse était ouverte depuis quelques semaines et il n'était pas rare qu'une décharge atteignit une cible inattendue !

             Sans réfléchir davantage il se dirigea vers l'endroit d'où semblaient émaner les plaintes et se retrouva rapidement près du petit escalier agrippé au vieux moulin ...

             Sous les marches, dans l'espace sombre délimitant leur courbe, allongé à même le sol, gisait un être indéfini, inerte ! Interloqué, Léo s'approcha davantage et se rendit compte qu'il s'agissait d'une toute jeune fille endormie. Des cheveux blonds recouvraient une partie de son visage et, tout contre elle, d'un paquet informe agité de soubresauts, s'échappaient les vagissements d'un nouveau-né ... Il s'inquiéta lorsqu’il remarqua l'auréole cernant les corps, puis l'odeur reconnaissable du sang !

             Affolé, il sût qu'il devait agir vite ... Déposant délicatement le bébé sur le rocher plat encore imprégné de chaleur, il prit le pouls de la maman et constata qu'il battait faiblement ... Heureusement, la vie résistait en ce jeune corps épuisé ! Il appela ... Elle ouvrit des yeux bleus étonnés mais conscients et Léo sentit la panique s'éloigner !

              Si les couleurs revenaient sur le visage de l'accouchée, le regard restait effrayé et brillait d'un éclat fiévreux ! Léo avait eu le temps de reconnaître la petite Fanny, la fille de ses voisins les plus proches, des gens solitaires et disons-le, insociables !...

              Dans sa tête les questions se bousculaient, mais les réponses viendraient plus tard ; une voix affaiblie l'interpella :

- " Aidez-moi ... ne dites rien à mes parents ..."

Pauvre petite, se dit-il, il me faut la tirer de là au plus tôt ! ...

- " Ne crains rien, ne bouge surtout pas ... reprends ton bébé contre toi ... je vais chercher du secours ... 

                                                    Encore   aujourd'hui il se demandait comment il avait pu, en vingt minutes, redescendre en courant vers le village, prévenir les pompiers, accompagner Fanny à l'hôpital !                                              
              Il était allé la voir chaque jour ... pendant un certain temps... et puis, les parents lui avaient fait comprendre qu'il était indésirable ! Bien sûr, il ne fallait pas alimenter la rumeur : " Ne dites rien surtout ! ..." Les gens ne devaient pas savoir ... quelle honte pour la famille ... D'ailleurs, on allait marier Fanny ... les choses redeviendraient normales !...

             Alors, il n'avait rien dit ... mais, comment oublier ... c'était son secret ... et celui de Fanny !

             Depuis, les années avaient passé ... Fanny, il la considérait un peu comme la fille qu'il n'avait jamais eue ... D'ailleurs, maintenant ils se voyaient souvent ! Après son mariage elle était restée au village et une tendre connivence les unissait ...

- " Tu dors, Léo ? ... "

             Une petite main se glissait sous les siennes, un baiser léger comme un papillon se posait sur sa tempe burinée :                                          - " Maman a fait un gâteau, je t'en porte une part et je vais goûter à côté de toi ... Tu sens le parfum de ces roses ? ... Regarde comme elles sont belles ... Maman les a coupées pour toi ... T'as vu ? Elle te fait coucou ... Elle ferme le magasin et elle arrive ... Je vais mettre les fleurs dans l'eau et je reviens ... Ne bouge pas, je sais où tu le ranges ton joli vase ... "

             Le babil de l'enfant continuait ... Fanny avait trouvé le bonheur et s'épanouissait au milieu de ses fleurs ... Lily avait dix ans aujourd'hui ! ... Léo sourit, essuya une larme et se sentit très heureux ! ...



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